The Great Convergence

Si le dernier billet de ce blog vous a donné envie de lire la compétitivité des pays de Flora Bellone et Raphaël Chiappini, et si vous avez envie d’en savoir encore davantage sur les spécificités de la mondialisation actuelle, alors vous devriez commencer l’année en lisant The Great Convergence: Information Technology and the New Globalization de Richard Baldwin.

Pour ceux qui connaissent les travaux académiques de Baldwin, le contenu de ce livre ne constituera pas une surprise, mais cette synthèse vient combler un vide dans la littérature sur la mondialisation à destination du grand public. La thèse de Baldwin peut se résumer de la façon suivante : l’organisation spatiale de l’activité économique dépend du coût avec lequel on peut déplacer 1- les produits, 2- les idées et 3- les hommes. Avant la première mondialisation du 19ème siècle, les trois types de déplacements étaient coûteux. Les activités industrielles (par ailleurs balbutiantes à l’époque) devaient avoir lieu à proximité des consommateurs. Or, la plupart des consommateurs étant des paysans relativement dispersés géographiquement (loi des rendements décroissants de la terre oblige), l’industrie était elle-même faiblement concentrée. Les pays n’étaient pas très spécialisés, car la production devait fournir toute la diversité des biens demandés par les consommateurs locaux.

La première mondialisation consiste essentiellement en une baisse des coûts de transport des biens (chemins de fer, bateaux à vapeur…). Être éloigné du consommateur n’est plus réellement une contrainte. Les pays commencent alors à se spécialiser, selon la logique des avantages comparatifs. De plus, au plan géographique, des centres industriels apparaissent, permettant aux fabricants de produits finis de se rapprocher de leurs fournisseurs. Les produits finis s’échangent d’un pays à l’autre, mais la chaîne de la valeur demeure nationale. Si un pays produit des voitures, tous les agents économiques du pays ont un intérêt commun dans la voiture : l’ouvrier qui la fabrique, l’ingénieur qui la conçoit, le responsable marketing qui fixe son prix, le mineur qui extrait sa matière première…

La seconde mondialisation, commencée dans les années 1990, se caractérise par une baisse du coût de déplacement des idées, c’est à dire du coût de communication. Cette évolution tend à dé-nationaliser les avantages comparatifs. Dorénavant, la spécialisation des pays ne se fonde pas sur des produits finis, mais sur des étapes de production de ces produits. L’ouvrier et l’ingénieur de l’industrie automobile ne sont plus dans le même bateau. L’ingénieur continue à concevoir des modèles qui seront fabriqués par des ouvriers à bas salaires des pays du sud. Les moyens de communication actuels permettent des transferts de technologie impossibles il y a encore 50 ans. La mondialisation actuelle est le fruit de l’alliance entre la haute technologie du nord et les bas salaires du sud.

Mais une partie importante de la technologie est constituée de connaissances tacites, difficilement codifiables, qui requièrent une proximité physique, des face-à-faces, entre différents intervenants d’une même chaîne de valeur. Ainsi, bien que cette nouvelle mondialisation prenne la forme d’un rééquilibrage de l’activité économique entre le nord et le sud, elle demeure un phénomène extrêmement concentré : au nord, parce que les activités de R&D nécessitent des contacts entre un grand nombre de personnes qualifiées (silicon valley, Villes Allemandes…), au sud parce qu’il serait trop coûteux de coordonner des unités de production trop dispersées. Les managers du nord devant faire des aller-retours fréquents dans leurs usines du sud, il est préférable que celles-ci soient concentrées dans un faible nombre de pays à bas salaires. Ce ne sont donc pas tous les pays du sud qui s’industrialisent. Baldwin appelle les ‘I6’ (qu’il oppose aux pays du ‘G7’) 6 principaux bénéficiaires de ce phénomène : Chine, Inde, Thaïlande, Corée du Sud, Pologne et Indonésie. Cela ne signifie pas que d’autres pays du sud n’en bénéficient pas également, mais de façon indirecte, via la hausse du prix des matières premières provoquée par la croissance mondiale.

Cette façon de concevoir la mondialisation actuelle a des implications politiques. Par exemple, la question « Que devraient faire les États du nord pour soutenir leur économie ? » trouve des réponses spécifiques à ce contexte. Prenons l’exemple des aides à la R&D. Le souvenir des 30 glorieuses nous conditionne à penser que des entreprises innovantes auront tendance à embaucher davantage d’ouvriers, et à offrir de meilleurs salaires. Dans la logique de la deuxième mondialisation, les résultats de la R&D ne sont pas localisés dans le pays qui les a vus naître, mais dans la multinationale qui les a produits. Le pays dans son ensemble a beaucoup à gagner à avoir des entreprises à la pointe de la technologie, mais les ouvriers qui en tireront profit sont plus vraisemblablement localisés dans un pays à bas salaire.

Les politiques industrielles ont vocation à encourager les activités génératrices d’externalités pour l’ensemble de l’économie, et la R&D est souvent présentée comme une activité ayant cette caractéristique. Baldwin propose d’ajouter une deuxième variable pour guider les politiques à l’ère de la seconde globalisation : le caractère ‘collant’ (stickiness) des activités encouragées. Certaines activités ont plus ou moins de facilité à fuir le pays. Baldwin compare 3 activités génératrices d’externalités : la R&D, le travail hautement qualifié, et ce qu’il appelle le ‘capital social’, c’est-à-dire cette chose difficilement mesurable, qui fait que les individus se rencontrent volontiers, échangent, se font confiance. Les politiques visant à encourager ces activités doivent être conscientes qu’elles sont plus ou moins mobiles internationalement. La R&D est celle qui l’est le plus, le capital social celle qui l’est le moins, le travail qualifié est entre les deux.

Les politiques de la ville constituent un autre aspect à ne pas négliger pour Baldwin. C’est un point de vue qui ne convaincra probablement pas Olivier Bouba-Olga, mais qui mérite d’être entendu. La globalisation étant ce qu’elle est, les pays du nord doivent faire en sorte de draguer les managers, programmeurs, ingénieurs qui capitalisent les gains associés. Et la ville est un instrument ‘collant’ par nature (on ne peut pas bénéficier de la qualité de vie proposée par une ville si l’on n’y vit pas), et qui peut être déterminant pour accueillir ces têtes pensantes de la mondialisation. Ne nous trompons pas, il ne s’agit pas simplement d’encourager toutes les villes à être accueillantes, mais bien d’encourager les États à favoriser leurs villes qui sont déjà les plus grosse et les plus attractives. 

La lecture de The Great Convergence constitue un complément fort utile aux travaux de Piketty sur les inégalités. En effet, alors que Piketty met l’accent sur la fiscalité, jugée insuffisamment forte pour les hauts revenus, comme facteur de croissance de la part du top 1%, Baldwin insiste sur des causes probablement plus profondes. Soyons clairs, les deux explications ne sont pas incompatibles. Mais les données mises en avant par Piketty montrent que les inégalités (par le haut) s’accroissent pour les revenus avant impôt. A cet égard, le rôle de la fiscalité ne peut être qu’indirect (en empêchant l’accumulation des patrimoines à long terme essentiellement). L’alliance entre la technologie du nord et les travailleurs du sud qui est au cœur de la seconde globalisation constitue une explication plus fondamentale.

Concernant les pays du sud, cette fois, le modèle proposé par Baldwin rend caduques, dans le cadre de la deuxième globalisation, les politiques dites de ‘big push’. Ces politiques, inspirées par le cas coréen, considéraient que l’industrialisation d’un pays se heurtait à un obstacle à ses débuts : en l’absence d’un savoir-faire industriel et d’un réseau de clients et fournisseurs bien établis, une industrie naissante ne pouvait souffrir la concurrence internationale des industries déjà développées, condamnant un pays pauvre à le rester. L’industrialisation devait donc être vue en grand, avec un État stratège à la direction d’orchestre. Dans le cas très emblématique de l’automobile, une industrie naissante devait commencer par acheter des pièces détachées à l’étranger pour les assembler localement, puis apprendre, progressivement, à fabriquer ces pièces détachées elle-même pour devenir une industrie mure. Dans la globalisation actuelle, ce schéma est obsolète. Les chaînes de valeur sont de toutes façon globales, et un pays pauvre peut tenter de s’insérer directement dans ces chaînes de valeurs, en convainquant les sièges sociaux des grandes firmes qu’elles peuvent venir fabriquer leurs pots d’échappement dans ses usines. La technologie sera apportée par les ingénieurs des multinationales, la main d’œuvre bon marché, la stabilité politique et le bon état des routes seront garantis par l’Etat en question.

De la même manière qu’il complète les travaux de Piketty pour comprendre la situation dans les pays riches, le livre me semble également un complément utile aux thèses d’Acemoglu et Robinson sur la question du développement. Rappelons que, pour Acemoglu et Robinson, le développement se produit dans les pays qui, généralement par hasard, ont vu émerger des institutions dites inclusives (Etat de droit, démocratie, liberté d’entreprendre, marchés ouverts…), qui les ont poussés dans un cercle vertueux rendant possible l’innovation et la destruction créatrice. Bien que très stimulante, cette thèse fait l’impasse sur la dimension internationale du développement. Comme nous l’avons dit plus haut, la tendance à la convergence qui caractérise la mondialisation actuelle demeure un phénomène extrêmement concentré. Il est certain que tous les pays d’Amérique latine gagneraient à avoir des institutions inclusives. Mais, à qualité institutionnelle donnée, il est aussi certain que les multinationales américaines préfèreront toujours créer des usines au Mexique qu’en Argentine, car les aller-retours fréquents du laboratoire de R&D jusqu’à l’usine sont moins coûteux (en temps d’ingénieur) si l’usine est installée au Mexique qu’en Argentine.

Notons que, pour les politiques industrielles ou de compétitivité comme pour les politiques de développement, The Great Convergence met le doigt sur ce qui change, dans la mondialisation actuelle, tout en restant très général sur le type de politiques à conduire. Une bonne politique de la ville, créer du capital social, s’insérer dans les chaînes de valeurs globales etc. sont de bons principes, mais comment les mettre en œuvre concrètement et efficacement est une question largement ouverte, et Baldwin ne rentre guère dans les détails. Cela tient certainement à deux choses : la première est que le livre est relativement court (329 pages) et se focalise davantage sur la démonstration de la pertinence du modèle proposé par Baldwin pour décrire la mondialisation actuelle que sur ces questions politiques. La seconde, plus fondamentale, est que ces questions sont, à l’heure actuelle, insuffisamment traitées par la recherche pour avoir des réponses très concrètes et très sûres.

Néanmoins, avoir un bon diagnostic est déjà énorme, et à ce titre, The Great Convergence propose un modèle argumenté et convaincant de la deuxième mondialisation, dont on peut espérer qu’il aura une influence sur le débat public.

Bonne année 2017 à tous !

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